Cet entretien a été réalisé par Julie Borgel, élève de la promotion 11, en décembre 2022, pendant les répétitions de La tour de Constance.
Tu as écrit un texte pour Une saison à l’École de la promotion 11 du TNB, est-ce qu’il y a une différence par rapport aux travaux que tu as déjà pu mener avec d’autres élèves d’écoles ?
Il y a deux ans, j’ai écrit Vertige (2001-2021) dans le cadre d’un stage à l’École du Nord de Lille, mais c’était très différent, l’écriture de Vertige n’a pas été préméditée, ça s’est fait suite à un confinement forcé, sur un temps très court, c’était spontané et presque inattendu. Et puis c’était une écriture collective, il y avait mon point de vue, il y avait le leur.
L’idée de La tour de Constance est venue après ma première rencontre avec les vingt acteurs de votre promotion, c’était en novembre 2021. Tout de suite après vous avoir quittés, dans le train du retour, je me suis mis à écrire en pensant à vous… enfin à six d’entre vous. J’ai écrit quelques idées, des scènes… des esquisses de personnages. Je vous ai rencontrés pendant le concours d’entrée et je vous ai découverts pendant ce stage, et j’ai été “inspiré” par vous six, alors je voulais écrire pour vous. Je ne sais pas si vos personnages vous ressemblent, en tout cas je voulais saisir vos “énergies”, vos singularités… du moins ce que j’en avais “capté.”
J’avais aussi l’envie d’un chœur. La Tour de Constance est une pièce chorale, mais toutes les pièces sur lesquelles je travaille sont (et se doivent d’être) chorales. Là, plus particulièrement puisque certains passages sont écrits littéralement sous forme de chœur.
Est-ce que tu abordes le travail différemment dans le cadre d’un projet au sein d’une école par rapport aux spectacles que tu mets en scène avec des comédiens professionnels ?
Non c’est pareil. J’essaye qu’il y ait les mêmes enjeux. Je suis soucieux de la place de chacun. La différence, c’est que je le fais en essayant de transmettre quelque chose… Disons que lorsque je suis “professeur de théâtre” mes “cours” pratiques sont parfois très théoriques. J’adore parler des acteurs, ceux que j’ai pu côtoyer mais aussi ceux que j’aime (et ceux que je n’aime pas.) Commenter le jeu de l’acteur comme on analyse le jeu d’un joueur de foot ou la technique d’un escrimeur, en essayant d’être le plus précis possible
C’est important d’essayer de pouvoir nommer les qualités d’un interprète, nommer aussi ses limites… On met du temps à se connaître en tant qu’acteur. C’est un long travail de “trouver son acteur” (j’adore cette expression, parce que c’est comme “trouver son clown.”)
L’apprentissage, la formation de l’acteur, ce n’est pas forcément de bien jouer d’ailleurs… Pour moi c’est tout aussi important d’être à l’heure, de rêver, de nourrir le travail sans arrêt, de remettre en jeu, d’être exigeant, d’attacher de l’importance aux détails, de ne pas se satisfaire de peu. Un jour je travaillais avec une actrice sur un spectacle, nous étions un peu dans une impasse, sur un passage délicat, et j’avoue que je calais un peu. Alors pour la rassurer (et peut-être aussi pour “avancer”) je lui ai dit “Tu es bien… tu es très bien à ce moment-là”, et elle m’a répondu “Mais j’en ai rien à foutre d’être bien, moi, ce que je veux c’est être géniale.” Pour moi l’exigence c’est la plus grande qualité d’un acteur.
J’aime considérer l’acteur (qu’il soit élève ou pas) comme un collaborateur artistique et pas comme un simple exécutant. Un acteur, ça doit être un créateur. Souvent j’ajuste l’écriture, le parcours d’un personnage en étant à votre écoute, en “collaboration” avec vous. Une fois sur le plateau, ces personnages doivent vous appartenir autant qu’à moi.
Par exemple, je vous ai demandé d’écrire autour des thématiques de la pièce, d’écrire aussi à la place de vos personnages… Je vous ai demandé d’aller interviewer des gens qui travaillaient dans le service, l’hôtellerie, la restauration… Faire ce travail d’enquête, c’est une manière de se mettre au travail, ça ne vous fait pas forcément “mieux” jouer, mais ça aiguise votre regard, ça vous implique et pas seulement émotionnellement.
Il y a aussi le rap… j’avais donné des consignes d’écriture très précises à Bonnie et Alison, c’est devenu leur texte et quand elles le chantent, ça vibre différemment. Forcément.
Au début du travail, la notion de confusion était un élément central du projet (confusion entre acteurs et personnages, entre réalité et fiction). Que reste-t-il de cette idée aujourd’hui dans le spectacle ?
Cette histoire de confusion était le point de départ et c’était aussi le titre du projet… Nous nous sommes vus fin juin et puis fin septembre, et en travaillant avec vous, j’ai revu ma copie.
J’ai écrit à partir de vous, mais sans savoir grand-chose de vous, simplement en vous observant sur le plateau et un peu (un tout petit peu) en vous observant au-dehors – je n’ai pas lu vos dossiers de concours d’entrée par exemple.
Je crois que Confusion, ça pourrait être le sous-titre de tous les spectacles que j’ai faits… à part peut-être celui-ci ! Au fond, il y a assez peu de confusion entre vous et vos personnages. Enfin, il y a les prénoms des personnages qui sont proches de vos vrais prénoms, Dylan s’appelle quand même Dylan, Bonnie, s’appelle Alyssa et Alison Bonnie ! Le personnage de Félicien est comme lui d’origine italienne, le personnage de Nathan a comme lui des origines portugaises… Il m’importe que le spectateur puisse vous identifier complètement à vos personnages. Vos personnages sont comme ceci parce que les acteurs qui les jouent sont ceux-là. Il y a cette phrase de Montaigne qui parle de sa relation d’amitié avec La Boétie, il écrit « parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Pour moi, la présence d’un acteur sur scène au travers d’un texte, un personnage, une figure, devrait toujours être le résultat unique de cette équation : parce que c’était lui (le texte, le personnage, le metteur en scène), parce que c’était moi (l’acteur à un moment x de sa vie, de sa formation, de son parcours). Ça doit être un point de fusion. C’est triste de voir un acteur passer “à côté.” À côté d’un personnage, mais aussi à côté d’une langue, d’un partenaire… d’un projet.
Tu nous as parlé plusieurs fois de « versatilité émotionnelle » en ce qui concerne les personnages de cette fiction, et de notre travail d’acteurs aussi. Est-ce que tu considères que c’est quelque chose de récurrent pour toi de travailler sur une ambivalence dans les sentiments des personnages, comme s’ils étaient sur un fil émotionnel et qu’ils pouvaient toujours tomber d’un côté comme de l’autre ?
Je ne me souviens pas du tout de cette formule… Versatilité émotionnelle… Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?! Il y a une citation de Virginia Woolf dans le spectacle qui est « La haine se distingue à peine de l’amour. » C’est intéressant de s’interroger sur cette circulation entre la haine et l’amour. J’aime qu’on puisse jouer avec l’ambivalence des sentiments (c’est peut-être ça la versatilité émotionnelle dont je parlais ?), qu’on puisse par exemple se dire des horreurs avec le sourire, pleurer alors qu’on est heureux… (ou alors être triste en étant heureux.) Les personnages sont sans arrêt dans une ambivalence, surtout en ce qui concerne le sentiment amoureux, mais pas sûr qu’ils en aient conscience. Ils tombent amoureux de la mauvaise personne, ils se pensent amoureux, ils se rêvent amoureux… J’aime travailler sur l’idée d’un désir qui circule mal… Dans cette pièce il n’y a pas d’évidence, tout est noueux. Marivaux n’est pas très loin… Dans la plupart de ses pièces, il y a presque toujours six personnages, trois couples qui se font, se défont, se recomposent… ou se décomposent. Ici aussi il y a trois couples, ou plutôt trois duos, avec une multitude de combinaisons… Il y a aussi la répétition, le stratagème et le travestissment (des sentiments.) Autant de procédés chers à Marivaux.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de donner pour cadre à cette fiction un hôtel et l’univers du service ?
Lors de notre premier stage, je me souviens vous avoir demandé de regarder Gosford Park, de Robert Altman. Le film a pour cadre unique une maison de maîtres dans l’Angleterre du début du XXème siècle, il y a d’un côté l’aristocratie et la richesse, et puis… les besogneux, les derniers étant bien sûr au service des premiers.
Dans notre pièce, il s’agit d’un hôtel. C’est un lieu qui permet de confronter des mondes, ceux qui travaillent et ceux qui sont en vacances, les gens qui partent et ceux qui restent, les riches, les pauvres. C’est rare de n’avoir que le point de vue des employés, d’être uniquement dans les coulisses. Le service, c’est un métier de la représentation, il y a un lien avec le théâtre. Dans la pièce les personnages sont tous des employés, mais ils viennent de milieux sociaux différents, et ils n’ont pas la même place dans la hiérarchie de l’hôtel… L’hôtel est présent dans la fiction tout comme la Camargue et Aigues-Mortes. C’est une ville du Gard (là où j’ai grandi) qui m’est très chère, puisque j’y ai passé toutes mes vacances d’été. Une ville entourée de remparts, au bord de la mer. Une station balnéaire c’est étonnant, un flot de touristes qui débarquent, et quand la saison se termine, les rues se vident et deviennent désertes. En retournant vivre à Uzès, j’ai assisté aussi à ce phénomène, c’est moins fort qu’à Aigues-Mortes bien sûr mais ça existe. Vivre dans une ville qui est un décor, c’est aussi voir les coulisses de ce décor.
Et puis revenir à Uzès ça été aussi revoir mes camarades de collège, lycée et parfois maternelle. Qu’est-ce qui distingue ceux qui sont restés de ceux qui sont partis ? Quels rêves avions-nous etc. Ces questions me sont venues en revoyant d’anciennes connaissances, mais aussi en observant les saisonniers et les autres, il y a une fracture très nette entre ceux qui veulent partir et ceux qui se considèrent chanceux ou qui n’imaginent pas vivre ailleurs.
Enfin il y a bien sûr la Tour de Constance, c’était d’abord un phare sous Saint-Louis, et puis sous Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes, la tour s’est transformée en prison pour les protestants ; les hommes d’abord puis uniquement les femmes, dont Marie Durand qui a été enfermée 37 ans. Tous les protestants du Sud de la France connaissent Marie Durand. C’est la plus célèbre des prisonnières, notamment à cause de sa correspondance qui documente de manière exceptionnelle le quotidien des captives.
Est-ce que cette tour, ce n’est pas aussi une métaphore ? De quoi sommes-nous prisonniers ? Au centre de la tour sur une margelle, il y a cette inscription : “RÉSISTE.” Cette inscription, on dit que c’est Marie Durand elle-même qui l’a gravée, avec ses ongles. RÉSISTE, c’est une injonction formidable. Et pas besoin d’être prisonnier pour en faire son mot d’ordre !
lls étaient à l’âge où leurs vies prenaient des chemins qui n’avaient plus rien de provisoire. Le job d’été se transformait en boulot qui se transformait en véritable travail, et le/la petite amie devenue fiancé.e, serait bientôt mari ou femme, et parent de deux ou trois enfants. Seul un astéroïde pourrait les faire dévier de leur trajectoire. Il fallait faire mentir les fées.”